Écrits de l'éphémère

Pascal Quignard Paris, Galilée, 2005, 304 p.

« Le 22 mars 1968 j’étudiais la philosophie à Nanterre auprès d’Emmanuel Levinas. Fin mai et début juin j’écrivis un livre que je consacrai à la Délie de Scève. En juillet je l’adressai par la poste aux éditions Gallimard. Je pris le train vers la Loire. Je repris l’orgue d’Ancenis. Louis-René des Forêts, Michel Deguy, Raymond Queneau acceptèrent le livre. Je revins à Paris. Louis-René des Forêts me présenta à Aimé Maeght et me fit rencontrer ceux qui animaient avec lui la revue L’Éphémère : André du Bouchet, Jacques Dupin, Gaëtan Picon, Yves Bonnefoy. Michel Leiris et Paul Celan me proposèrent de traduire des œuvres anciennes.

Il est vrai qu’il m’est arrivé d’appuyer sur le bouton de sonnette. J’ai appuyé. J’ai appuyé. Je ne puis nier que la porte se soit ouverte sous mes yeux. Mais qui ai-je vu rue des Grands-Augustins ? Rue de la Glacière ? Qui ai-je rencontré rue Montorgueil ou rue des Quatre-Vents ? Rue Lepic ? Personne. La porte s’ouvrait sur la peur et je ne voyais rien. Car la peur ne voit pas : elle rêve la panique qui la menace. Elle rêve si bien en l’hallucinant que subitement elle s’y effondre.

Parfois j’avais l’impression d’entendre au loin, dans une autre pièce, derrière le mur, un piano. C’était rue Servandoni. Ou c’était dans un grand salon rue Michel-Ange.

La table est maintenant couverte par le soleil. Emmanuel Levinas et moi nous taisons. Nous écoutons la sonate, derrière la cloison, dans le silence d’Auteuil.

Le mouvement de mai fut balayé en quelques heures. Le général de Gaulle, après avoir pris conseil auprès du général Massu, fit élire l’assemblée la plus réactionnaire depuis le maréchal Pétain. Marcellin était à la Police. Messmer à la Guerre. Les bombes atomiques françaises explosaient à Mururoa. Nos dieux se mirent brusquement à mourir. Celan se suicida : ce fut Sarah qui me l’apprit postée dans l’encadrement de la porte de l’appartement d’André du Bouchet. Rothko se suicida : ce fut Raquel qui me l’apprit dans l’atelier de Malakoff. Je me souviens qu’elle se tenait assise devant la presse d’Orange Export Ltd. Elle ne dissimulait pas ses larmes. Elle caressait la tête de son chien effrayant. Je déjeunais ou je dînais avec Alain Veinstein, avec Anne-Marie Albiach, avec Emmanuel Hocquard, avec Claude Royet-Journoud. Je n’avalais pas grand-chose et je n’écoutais pas grand chose. Je tentais d’atteindre la moitié de l’assiette, la fin de l’heure, l’espoir d’être élargi, s’enfuir.

Dans la forêt aventureuse je ne trouvai pas de fontaine, de clairière, de cerf blanc, de charrette, de lance, de reine : mais une dépression, une dépression, une dépression, une dépression. Peu à peu l’expérience s’usa. Frilay se tua. Cordesse mourut. Je me rendis au 36 rue Chauvelot. Rue de Condé, rue de Villersexel, je rencontrais Jouve, Starobinski, Pachet, Ponge, Boucourechliev, Beaussant, Butor, Chaillou, Macé, Thomas. Je me taisais. Parfois, quand j’étais en grande forme, j’émiettais du pain sur les couverts.

– Avez-vous connu les gens que vous avez connus ? – Pas du tout.

De quoi témoigne le témoin ? De rien qu’il sache. C’est ce livre. Un vrai témoin n’interprète ni ne commente. Il hésite. Il tremble. Il se trompe. Il ne peut pas se reprendre. Il ne peut même pas signer la déposition qu’on lui tend. Sa vie, son œuvre, son corps trahissent sans doute quelque chose mais à la condition qu’ils l’ignorent. » (Présentation de l’éditeur)

Documentation critique

ASSELIN, Guillaume, « Déprogrammer la littérature », Contre-jour, no 12, (2007), p. 191-206. +++ Article de revue

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Écrits de l'éphémère (oeuvre)
TitreÉcrits de l'éphémère
AuteurPascal Quignard
Parution2005
TriÉcrits de l'éphémère
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